SANS ÊTRE VU
Violence ordinaire I


Il fait nuit sans lune. Il pleut plus ou moins fort. Devant, la chaussée luisante absorbe l’effort fait par les phares pour percer l’obscurité. Si l’on est seul sur la route, les feux trouvent encore assez d’obstacles de part et d’autre de la chaussée sans horizon pour renvoyer un peu de lumière et se rendre ainsi utiles. Mais voilà qu’une autre paire de phares surgit au loin, en sens inverse. Il faut de nouveau se préparer à baisser les feux.

Tous ces phares sont blancs. Ils ne l’ont pas toujours été. Je me souviens d’avoir appris à conduire dans un pays où la grande majorité des véhicules étaient encore équipés de phares jaunes. Je suppose qu’ils n’éclairaient pas aussi bien. Je ne me rappelle pas l’avoir jamais remarqué — à part, peut-être, ce soir de 199… où je suis rentré tard de C*** par l’autoroute. Il pleuvait à verse. La densité de l’obscurité sur l’autoroute, loin de la ville, m’a surpris. J’ai vraiment cru, pendant un temps, que les phares de mon véhicule — une voiture empruntée, qui ne m’était pas familière — ne fonctionnaient pas. J’ai même quitté l’autoroute à la première sortie qui se présentait, pour vérifier si c’était le cas. Sur la bretelle de sortie, qui ne menait, semblait-il, nulle part, c’était encore pire. Dans le noir, sous la pluie, en rase campagne, je ne voyais rien. Mais j’ai bien dû me rendre compte, une fois sorti de la voiture arrêtée au bord de la route, que les phares marchaient bien. Face à ce barrage agressif des éléments, ils étaient tout simplement inefficaces. Je suis finalement remonté sur l’autoroute et j’ai continué mon chemin, mais lentement, paralysé par la peur du gouffre noir juste devant moi — suscitant ainsi, sans doute, la colère des habitués du parcours et des inconscients qui se sont mis à me doubler à intervalles réguliers.

Tout cela pour dire que, rétrospectivement, je me prends à penser que mes difficultés étaient peut-être liées au fait que les phares de mon véhicule, à l’époque, étaient jaunes. Sur cette route de campagne, aujourd’hui, cependant, dans cet autre pays, tous les phares sont blancs, les miens aussi bien que ceux du véhicule arrivant en sens inverse, qui s’est maintenant trop rapproché pour que je puisse retarder plus longtemps le passage aux feux de croisement. Baisser les feux, c’est la première étape du croisement. Entre le moment où je les baisse (et où l’autre conducteur fait normalement de même) et celui où le véhicule arrive à ma hauteur, il ne s’écoule que quelques secondes, à peine le temps pour moi de me préparer au choc. Quand le véhicule est aussi proche, la lumière blanche de ses phares, qui est déjà, en temps normal, à la limite de l’éblouissant, franchit brutalement ce seuil, sous l’effet combiné de la clarté qu’elle projette directement vers moi, de celle de son reflet allongé sur la chaussée luisante, qui multiplie son intensité, et de celle des nombreuses gouttes de pluie sur mon pare-brise que les essuie-glace ne parviennent pas à éliminer, parce qu’ils se trouvent à un autre endroit dans leur cycle et qu’ils ne sont tout simplement pas conçus pour soulager immédiatement le regard du conducteur dans de telles circonstances.

Pendant une fraction de seconde, quand le véhicule est presque à ma hauteur, la clarté est si vive qu’il m’est impossible de distinguer quoi que ce soit d’autre devant moi. Pendant ce bref instant, je suis entièrement à la merci de forces et d’effets combinés qui me dépassent et qui sont d’une intensité potentiellement dévastatrice. Je ne peux pas éviter ce choc. Il fait partie de la conduite « normale » de nuit sous la pluie à la campagne. Il n’en reste pas moins que, pendant cette fraction de seconde, pendant ce court instant où tout bascule, je me sens affreusement vulnérable, j’ai le sentiment que n’importe quel désastre routier pourrait se produire. Je sous-estime peut-être mes facultés de réaction, mes réflexes — ou bien j’exagère la probabilité qu’un détail imprévu vienne rompre la continuité de notre conduite et provoquer un accident. Après tout, la plupart des gens qui roulent en sens inverse sont dans la même situation que moi et se contentent simplement de garder, comme j’essaye de le faire, leur regard fixé droit devant eux sur la route, pour être prêts à recouvrer l’intégralité de leurs facultés visuelles une fois que le croisement se sera fait.

Je n’arrive pas à m’y faire. À chaque fois, à chaque nouveau véhicule qui arrive en sens inverse, la nuit, quand il pleut (ou qu’il neige), sur cette route peu éclairée, pendant cette fraction de seconde, une partie de moi s’attend au pire, imagine le pire et ouvre ainsi en moi une brèche dans laquelle s’engouffre un désir, un instinct qui me pousse à relâcher ma concentration, à laisser mon regard partir dans toutes les directions, à perdre volontairement la maîtrise de mon véhicule, à tout lâcher et à laisser faire les lois de la physique que je défiais jusque là sans y songer.

Si le véhicule arrivant en sens inverse est un gros camion ou même simplement un de ces « pick-up » que tout le monde ici appelle aussi des « camions », c’est-à-dire un véhicule dont les phares se situent à une hauteur plus élevée que les miens et plus près encore, par conséquent, d’être à l’horizontale de mon regard paniqué — ou encore si la personne arrivant en sens inverse conduit un de ces véhicules ridicules dans lesquels le châssis a été absurdement surélevé, pour donner je ne sais quel aspect « sportif » à deux paires de roues bien ordinaires — dans chacune de ces situations, l’anticipation est encore plus vive, la lumière encore plus aveuglante et le choc encore plus violent dans mon esprit, et je me trouve quelque peu soulagé de constater que le véhicule suivant est, de nouveau, conformément aux statistiques du parc automobile du pays, une voiture ordinaire — à moins, évidemment, qu’il dispose de phares anti-brouillard dont le conducteur a décidé, pour une raison ou une autre, qu’ils étaient aussi anti-pluie.

Cette violence banale, quotidienne, ordinaire, je ne m’y fais pas, je ne m’y ferai jamais, peut-être parce que j’évite trop ce genre de situation pour pouvoir m’y habituer, peut-être parce que je ne suis pas fait pour cela. J’ai choisi de ne pas chercher à trouver la réponse. C’est peut-être courageux. C’est peut-être lâche. C’est un « progrès » dans l’abrutissement collectif dont je me passe (ou me prive, selon le point de vue). Je ne veux pas revenir aux phares jaunes. Je ne veux pas revenir à la marche à pied. Je constate simplement que les machines sont violentes et que je ne m’y habitue pas.


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