SANS ÊTRE VU
Retrait


[This text in English]

Avant, j’étais libre. Je pouvais imaginer les souffrances les plus atroces et en sortir inutilement requinqué pour tout recommencer (en gros). Mais, au bout d’un temps, à force de me faire demander de contribuer au monde, le devoir a fini par laisser des traces. Je ne sais pas quand, exactement, mais, un jour, il a bien fallu que je constate que j’étais pris. La nécessité de la contribution était plus solide que l’attrait des vagues.

Je n’en ai pas immédiatement saisi la conséquence. Il m’a fallu plusieurs années. On ne se défait pas si facilement de la désinvolture et du dilettantisme les plus purs et les plus puissants. Mais cela n’a pas empêché mes décisions de se mettre assez vite à construire une autre voie.

Cette autre voie, c’est la voie du retrait dans laquelle je suis désormais résolument engagé. Je sais pertinemment que, en me retirant, comme je l’ai fait, de la vie urbaine, du ronflement médiatique, du jeu politique, de l’activité sociale, des combats de boue culturels et linguistiques, je me suis privé d’un coup d’une structure étourdissante de possibilités. Je sais très bien qu’il m’est devenu très difficile de participer à l’empilement des obstacles qui aurait pu finir par susciter des solutions. Je ne saurai sans doute jamais (à moins d’un revirement très peu probable) quelle bête de monde j’aurais pu être si j’avais bien voulu continuer à jouer le jeu un peu plus longtemps. J’aurais sûrement continué d’élaborer des stratégies de plus en plus complexes et de plus en plus efficaces (du fait même de leur accumulation) pour traiter avec le temps et, accessoirement, le devancer, parfois, accidentellement, et cracher du beau. J’aurais pu acquérir la dimension sociale qui aurait pu faire de moi un artiste — ou un anarchiste. En me soumettant aux pressions d’un environnement assourdissant, chaotique, pollué, pourri, riche et pauvre, diabétique, sale, angoissant, nerveux, ahurissant, abrutissant, j’aurais peut-être fini par me trouver un statut contemporain propice aux querelles, aux malentendus, aux controverses — qui sait, même — au scandale — à ce qui fait tourner le monde.

Mais tout cela ne pouvait tout simplement pas avoir lieu. Dès que mon corps a commencé à prendre certaines décisions, certaines directions pour moi, le retrait est devenu inévitable. C’était — et c’est toujours, plus et moins que jamais — ça ou la folie nerveuse.

Je ne me suis pas retiré pour mieux jaillir, pour comploter, pour préparer mon retour au monde comme une renaissance. J’ai seulement, simplement renoncé à l’éclat. Dès que j’ai su qu’il était inaccessible, mon corps a abandonné la poursuite. Il a fallu — il faut encore — plus de temps à mon esprit pour procéder aux ajustements radicaux et nécessaires, mais les deux pôles finiront par se mettre suffisamment en phase pour que leur friction redevienne le combat d’arrière-garde qu’elle aurait toujours dû rester.

Ce n’est pas que je ne fasse plus rien, que je ne participe plus à aucun effort pour « changer le monde ». C’est que je le fais depuis mon poste de retrait, d’une façon sans doute souvent incompréhensible en apparence, et pourtant vraie, facilement plus vraie que l’authenticité apparente du bouillon social (ou de ce qu’on y trouve).

Je n’en tire aucun orgueil. Il m’a fallu six ans pour pondre ces quelques explications et elles sont encore médiocres. Mais, de là où je me trouve, si près du silence, du calme, de la mer, de la pression atmosphérique, de la brume, de la punition des choses, je voix mieux que de nulle part ailleurs qu’il n’aurait jamais pu en être autrement, que c’est le seul endroit où l’on peut se tremper le doigt dans les muqueuses sans être vu et en tirer le jus amer d’un plaisir jamais assez goûté pour être faux.

J’ai aussi la chance (relative) de vivre à une époque (relative) où il est (relativement) facile de profiter de la subtilité (relative) que seul le contact étroit et régulier d’un grand nombre d’individus est susceptible de produire — ne serait-ce que par accident, à un moment ou à un autre, dans un endroit (relativement) proche, parce que la probabilité est suffisamment peu insignifiante — sans avoir nécessairement à subir tous les inconvénients du nombre.

Cela semble sans doute être une forme de lâcheté — comme celle qu’il y aurait, par exemple, à faire des économies en achetant un produit dont on sait pertinemment qu’il n’est moins cher que son concurrent que parce qu’il a été fabriqué par des esclaves en Chine — mais il n’est guère moins lâche de continuer à se réfugier dans l’anonymat des villes, l’alignement des routes et l’abondance des bibliothèques. Il est des livres qui naissent de la cohabitation acceptée avec des foules de mots écrits. Il en est d’autres qui s’accouchent dans le silence analphabète des fougères et des vieilles souches — pour peu qu’on ait la patience d’attendre de pouvoir en lire des fragments.

Alors cette retraite, ce retrait — je ne sais pas vraiment s’il y a une différence, elle s’est imposée d’elle-même —, j’en suis sans doute tout simplement redevable à la conspiration des éléments, au tracé préparé des courses, à l’écrit des destinations. C’est un choix que je n’ai pas eu à faire — et que je n’ai donc pas à regretter. Je n’ai même pas à l’expliquer. Je me laisse porter par lui, sans fierté, sans assurance, sans mondanité.

Tout cela n’oblige personne à me lire. J’ai des lecteurs accidentels. Ils comptent tout autant. J’ai les moyens technologiques et l’absence de dégoût de leur faire de la place. Il me reste à agrandir mon territoire, à trouver les dimensions qui lui donneront enfin la résonance attendue. Rien ne presse. On vit presque sans ecchymoses. (Les infections, il faut faire avec, où qu’on soit.) Que demander de moins ?

Mon amour-propre ne se blesse plus qu’une fois par mois — ou par cycle de mauvais rêves télécopiés. Je fais confiance à la brume. Elle ne peut pas être aussi acide qu’on le dit et, s’il y a quelque chose qui m’affecte dans les jointures, de toute façon, ce n’est pas elle, c’est son arrivée, son départ, celui de ce qui la suit, les changements d’humeur de l’horizon. Ce ne sont plus les choses, c’est la force qui les régule, son accessibilité directe. Pas les idées qu’on jette aux foules pour les distraire.


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