SANS ÊTRE VU
La lumière devenue aveuglante


Lumière devenue aveuglante

On ne gronde pas un grand blessé. On ne lui dit pas : « Tu aurais pu faire attention. » On l’aide à se remettre de son accident et ce n’est que lorsqu’il a retrouvé ses moyens qu’on se permet de porter son attention sur les causes probables de son récent malheur.

Cette bienveillance naturelle perd de sa pertinence, cependant, quand l’étendue de la blessure est bien moins évidente qu’il n’y paraissait de prime abord. Elle ne s’efface pas pour autant et tente de rester, en tout temps, proportionnelle aux circonstances.

Mais l’observation et l’analyse nous donnent le droit de procéder à quelques ajustements. C’est triste à dire, mais, quand il faut choisir entre un mourant et un bras cassé, c’est vers le mourant que les premiers soins vont se porter, au risque de retarder la guérison du bras en question ou même de négliger ce membre cassé trop longtemps pour qu’une guérison totale soit, par la suite, encore possible. C’est une question d’urgence et de gravité relative des conséquences.

Le problème, c’est de savoir qui décide du degré d’urgence, de gravité. La complexité des situations peut faire que le bon sens ne suffise pas. On se rabat alors sur des discussions d’ordre « moral » et — à l’occasion — métaphysique, qui n’ont généralement pour effet que d’accentuer les antagonismes.

La perspective la plus saine me semble être celle de l’histoire et de la volonté des peuples. Elle présente le risque de pouvoir conduire certains au plus profond découragement (souvent pour des raisons de statut perçu comme étant irrémédiablement minoritaire), mais elle a l’immense avantage de limiter la spéculation aux questions d’interprétation des faits enregistrés (lequel enregistrement devient, qu’on l’admette ou non, de plus en plus fiable).

Dans mon interprétation des faits enregistrés tels que j’ai eu l’occasion de les découvrir depuis ma naissance, la civilisation dite « occidentale » est loin de faire l’unanimité — que ce soit avec ou contre elle, d’ailleurs. Cette civilisation souffre de certaines faiblesses monstrueuses, au premier rang desquelles je place l’effet profondément abrutissant des forces combinées de la démocratisation et du capitalisme. Il me semble qu’aucune personne raisonnablement sensible ne peut nier que les modèles offerts par les multinationales de l’alimentation, du divertissement et de la finance (entre autres) se situent bien en deçà du niveau minimum de ce qui peut être accepté, dans certaines circonstances, comme constituant un « moindre mal ». L’absence de finesse, la vulgarité, l’inhumanité et l’hypocrisie des produits et des services en question sont déjà — sans qu’il soit nécessaire d’attendre que les choses se détériorent encore plus — la preuve irréfutable de l’impasse à laquelle ces modèles ont abouti.

De même, la bêtise et l’inanité de nos dirigeants, l’inutilité des scrutins, l’irrépressibilité des vagues successives de campagnes commercialo-médiatiques auxquelles la majorité des esprits décharnés se plie systématiquement sans hésitation — tout cela, et la cacophonie même des pseudo-discours que cela suscite — tout cela, donc, ne fait que renforcer mon sentiment que le prochain palier de progression est d’autant plus nécessaire qu’il semble désormais difficile à réaliser.

Je parle ici de progression — et non de progrès. Le progrès fait déjà partie intégrante de notre civilisation. Il la nourrit et la renforce dans son évolution absurde vers la lumière toujours plus claire. Le terme de « progression » laisse encore ouverte la porte à l’idée d’un dépassement, d’un surpassement possible, au-delà des petites améliorations (clarifications) successives encore apportées à l’éblouissant système déjà si clair.

Ce qui semble certain, cependant, c’est que cette nouvelle progression ne viendra pas par la voie religieuse. La civilisation occidentale s’efforce encore de finir de tuer Dieu — et c’est tant mieux. La neutralisation des fanatiques et la castration des lunatiques participent de ce mouvement et, même s’il y a toujours moyen d’en améliorer les méthodes et les procédés, même si on attend toujours qu’une grande voix s’élève et ose dire que ce combat ne se fait, en réalité, au nom de rien, même s’il faut encore, pour le moment, laisser parler tous ceux qui croient en tenir les rennes et agir au nom de quelque chose — il n’empêche que le nettoyage se poursuit et que, à défaut de faire table rase, le dépouillement progressif des surfaces par elles-mêmes finira par aboutir, fort innocemment, à un résultat à peu près semblable.

On peut déjà, toutefois, s’intéresser à la fabrication des outils qui permettront la construction d’un monde réellement meilleur sur la surface propre.

Je place au premier rang de ces outils bientôt vitaux la musique. On y trouve trop de beauté trop évidente. Le tri à faire est moins énorme qu’il n’y paraît. L’esprit humain a, sur ce plan, des capacités d’ouverture et d’assimilation extraordinaires.

Le statut des autres arts est beaucoup plus flou. Le cinéma n’est de loin pas assez « musical ». La littérature est par trop polyphonique. Les qualités artistiques de l’image sont trop accidentelles. La sculpture n’est pas assez touchée pour compter vraiment. Etc.

La technologie joue forcément dans tout cela un rôle de premier plan, mais elle évolue encore trop chaotiquement pour que ce rôle ait une définition permanente et universelle.

Il est difficile de savoir que penser du texte. S’agit-il d’une denrée rare ou, au contraire, d’un outil simple accessible à tous ? La musicalité du texte — « musicalité » dans un sens plus subtil qu’il n’y paraît — n’est trop souvent que fortuite. La musicalité délibérée, non seulement des combinaisons de lettres, de sons, de syllabes, de mots, mais aussi des idées devenues discours, des éclats de la langue, cette musicalité peut faire des ravages. Avec l’aide de la technologie, elle peut même parfois prétendre rivaliser avec la musique pure.

Il n’en reste pas moins que la musique pure possède un fond de naturel inégalable. Quelles que soient les fréquences des ondes lumineuses, elles ne font pas vibrer. Quelque pure que soit la période du texte, elle ne me touche pas comme savent le faire une note pure, un accord parfait, un rythme idéal, la combinaison primordiale des trois et tout ce qui peut s’en suivre.

La musique d’un monde à parfaire et l’espoir vital des sons plus que purs, des textures, de mes rêves, dans mes élans, mes traits francs, dont je dévie sans pouvoir tomber ailleurs, me sauvent encore et toujours de la lumière devenue aveuglante. Ils en sauveront d’autres.

Texture


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