SANS ÊTRE VU
Ici


Arrêtez-vous pour commencer. De penser que les mots se mangent. S’ils s’ingurgitent, alors ils se savourent, ils exigent du palais patience, possibilité d’être goût entier — et non vague souvenir fabriqué de sensation gustative irréversiblement simplifiée par la technique.

Demandez-vous ensuite ce qu’il vous en coûte vraiment d’avoir consacré un peu de votre temps précieux à vous interroger : « Mais que veut-on dire ? »

Cela a-t-il été si douloureux ? Cela a-t-il exigé un effort supérieur sans espoir de compensation ? Pouvez-vous vraiment le savoir déjà, décider si vite ?

Théoriquement, les choses ne tiennent pas. Rien de particulièrement étonnant à cela : elles sont vraies. Et ce qui tient la vérité, ce n’est pas une théorie. Ce n’est pas non plus bien grave : nous avons tous assez de musique sublime et intemporelle pour nous rafraîchir la capacité de sentir par l’esprit ce que rien ne pense.

Il faudrait peut-être commencer par poser cela : demander aux membres d’avoir vu le système nerveux central les contrôler. Chacun y arrive comme il peut. Certains comptent sur le destin, d’autres sur un petit frisson physique bien placé, d’autres encore — les ennuyeux, mais ils ont leur place — sur la religion, la Bible, le Coran, Nietzsche, Sartre ou un mélange compliqué de non-dieux. (C’est qu’il faut se faire à l’idée : les discours et les livres ont tous trop de déchet pour pouvoir prétendre rivaliser avec la pureté du rythme, de la mélodie ou de l’harmonie.)

Avez-vous vu ? Avez-vous vu sans être vu et sans comprendre que, avant d’être vu, l’exemple de plaisir dans la chair dont on s’inspire est construit ? Avez-vous senti la compréhension soudain éclore et perdre pied sans plus de dommage pour les pas sans fond sur les pierres ? Avez-vous franchi le gué ?

Ici, il y a des mains que je peux prendre, des mouvements du genou qu’on peut m’apprendre, ici, il y a des coups pour ceux qui tremblent en attendant d’être libérés du mal, des coups qu’ils ressentent comme s’ils n’avaient jamais pu venir de l’espace qui les entoure, des coups qui pleuvent et dont la répétition maniaque fragilise et soulage, dans un va-et-vient qui finit par porter ses fruits.

Ici, on franchit des seuils tous les jours sans craindre d’avoir à couper court. Ici, le plaisir n’est pas d’avoir surmonté l’obstacle, mais de l’avoir pénétré comme aucun regard enragé n’aurait jamais osé l’imaginer. On entre et on sort de toutes les boîtes sans troubler les pistes outre mesure, avec pour seul guide la connaissance du râle et le pâle de l’abondance.

Ici. Lemme que je n’ai jamais vu démontrer (l’instant). Porte que je n’ai jamais vue refermer (l’espace sur lui-même). Inceste que je n’ai jamais vécu comme une forme d’autocratie, mais qu’on s’efforce de me présenter comme noyau dur mis à nu derrière la perversité du temps. Temps que je consacre à l’effeuiller mentalement, pendant qu’elle me dévisage. Elle se déshabille et elle disparaît. Mais les accouplements démasqués sont de la pure innocence de chairs tendres. Il y a peut-être là fils, mère, fille, oncle et père dans le même déchirement de draps, mais tout a commencé comme ça, et on en parle encore.

Ici, je propose d’en rester là pour aujourd’hui, non pas tant parce que l’espace ou le temps nous manque que parce que nous manquons nous-mêmes à l’espace et au temps qui nous divisent encore — de moins en moins, de pire en pire — et que leur cruauté vengeresse fait du bien.


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