SANS ÊTRE VU
Cuir sec


Cuir sec

Plus je dors, plus mes cheveux sont sales, plus mon cuir chevelu me démange, plus ça colle. C’est systématique. Cela ne dépend pas du reste (du stress, de l’activité physique, de l’alimentation, etc.). Il s’agit d’un rapport immédiat et entier.

Or il n’est jamais très agréable d’avoir les cheveux sales — ou des démangeaisons. Cela n’a rien d’une torture, comme ça, à priori, mais, quand la démangeaison dure des heures entières, sans discontinuer, que tout ce que les doigts trouvent sur le cuir en question, c’est un fond gras, naturellement gras, et, à l’occasion, une petite éruption cutanée qui se transforme bien vite en plaie sanguinolente, ou suintante, ou les deux — alors il y a de quoi, au détour d’une après-midi un peu trop tendue, virer un peu fou, juste un peu, pendant quelques secondes à peine (et se labourer alors le crâne comme pour en extraire toute la saleté qu’il n’arrête pas de produire, comme pour s’en débarrasser, comme d’une couche, d’une croûte qu’on pourrait arracher sans que la plaie en dessous se rouvre, pour ne mettre au jour qu’une peau parfaitement lisse, rose, sèche, nue comme l’horizon).

Alors, pour éviter ces petites crises de folie qui menacent toujours d’en déclencher une plus grande, on finit par s’arranger pour éviter les conditions qui les précipitent — et cela signifie, en l’occurrence, que je souffre d’un manque chronique et sans doute insurmontable de sommeil.

Car, moins je dors, moins mes cheveux sont sales, moins mon cuir chevelu me démange. C’est systématique. Cela ne dépend de rien d’autre. Moins je dors, plus je me sens propre, normal, physiquement acceptable, biologiquement capable de tolérer mon propre métabolisme sans risquer l’écœurement. Moins dormir, c’est la seule façon de limiter les démangeaisons, la sensation collante des cheveux gras, le risque de dégoûter les autres, le risque de se dégoûter soi-même.

Il ne s’agit pas simplement de dormir moins. Il s’agit de s’habituer à ne plus jamais avoir assez dormi. Le problème n’est pas simplement quelque chose de relatif. Il est qu’il faut que je dorme moins que la dose de sommeil que mon corps manifestement me demande, dont j’ai de toute évidence besoin pour me sentir à peu près reposé et ne pas bâiller à longueur de journée. Comme cela fait longtemps que mon cuir chevelu menace ainsi de me rendre fou, cela fait longtemps aussi que je me prive plus ou moins consciemment, plus ou moins délibérément de sommeil — à tel point que je n’ai plus vraiment d’idée claire de ce à quoi être vraiment reposé ressemble. Je sais simplement que je ne le suis pas. C’est évident. Je pratique, depuis des années, depuis presque deux décennies déjà aujourd’hui, cette fuite en avant semi-consciente dans laquelle je m’assure que le niveau d’activité de mes glandes sébacées reste tolérable en les privant du temps dont elles ont besoin pour faire leurs dégâts. J’évite, autrement dit, de laisser la nature de mon corps déséquilibré suivre son cours, parce que ce cours va clairement à l’encontre de ce que j’essaye d’en faire (ou plutôt de ce qu’on veut que j’en fasse et de ce que je crois vouloir en faire).

J’ai comme un soupçon que je ne serais pas tout à fait le seul dans ce cas.

Mais je trouve quand même pitoyable qu’il m’ait fallu ainsi intérioriser autant un conflit que je n’ai jamais, manifestement, été conçu pour vivre extérieurement.

Si on relâche son attention, c’est la fin.

La folie n’est que la conséquence catastrophique d’un grand moment d’inattention.

Évidemment, j’ai fini par avoir peur de me laisser aller à être moi — et cette peur est désormais bien installée.

Mais au moins j’ai de beaux cheveux propres.


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