Z - DAYS 146 TO 175


À force de regarder mon ventre, de lui demander sans arrêt quand il allait se décider à faire quelque chose et de se heurter à chaque fois au silence de ses gargouillements sans fin, j’ai fini par faire une découverte surprenante (qui n’en serait pas une si elle ne l’était pas, d’ailleurs, de sorte qu’on se demande si on fait bien, au fond, de combiner ces deux mots) : j’ai grossi. Je n’ai pas grossi au sens que j’ai pris du poids. (J’en ai plutôt perdu.) J’ai grossi au sens que ma silhouette, comme C. me l’a fait remarquer, commence à ressembler de plus en plus à celle de mon grand-père paternel, en plus allongé : un grand maigre (maigre au sens courant, bien entendu, pas au sens anorexique du cinéma, des défilés de mode et des séries télévisées) avec une petite « bedaine », une petite bosse arrondie au bas du ventre qu’aucun exercice de musculation des abdominaux n’arriverait jamais à supprimer. Il y a quelques années à peine, je pouvais encore me faire illusion et croire que j’avais le ventre plat. Je n’avais pas de telle protubérance — je n’en avais que quelques signes précurseurs, je le vois bien aujourd’hui. En quelques années donc, mon corps a évolué, « vieilli », je suppose, j’ai été victime d’un « virage » physique bien commun, je suis devenu « adulte », j’ai commencé à dégénérer. Cette forme, comme celle de mon nez et celle de mes oreilles, ne pourra que s’accentuer. Je ne pourrai rien y faire.

Comment puis-je en être certain ? Eh bien, c’est du simple fait que cette bosse n’est pas vraiment constituée de tissu adipeux. Il y en a bien un peu, mais pas plus qu’avant, il me semble. (Comme je l’ai dit, j’ai plutôt maigri les derniers temps.) Ce n’est non plus une accumulation imaginaire de selles durcies que je n’arriverais plus à éliminer. En dépit de ce qu’a pu dire Dr M., je n’ai pas de « mégacolon » au sens clinique de la chose. J’ai bien un colon trop large, « distendu » et extrêmement lent, mais il sait quand même se vider à peu près convenablement. Je n’ai, en temps normal, pas besoin d’utiliser de laxatif. Si j’en ai utilisé un la semaine dernière, c’est en raison de circonstances particulières. Il faut que mon corps s’habitue au E, à son effet sédatif. Et d’ailleurs, l’effet du laxatif a été assez significatif : je me suis « vidé » entièrement en l’espace de quelques heures. C’est en tout cas ce qu’il faut que je me dise quand les selles que j’excrète deviennent si liquides que, si je ne savais pas ce qui se passait, si je me fiais qu’au son de la chose, je penserais être en train d’uriner. Le laxatif ne les a pas contournées. Il les a dissoutes. C’est ce qu’il est censé faire, d’ailleurs.

Non, ce qui constitue véritablement la bosse, en dessous de la graisse, c’est tout simplement la forme même de mon ventre, avec ses intestins déréglés et tordus, mais aussi tout le reste, la vessie en forme de flageolet, la colonne vertébrale trop courbe et que sais-je encore. Cela veut dire qu’il faut que j’arrête d’y penser, que j’arrête de « rentrer mon ventre » inconsciemment comme je le fais depuis des décennies, que c’est son état normal, que je n’aie pas peur, non plus, de respirer avec le diaphragme, de bien faire descendre le muscle, de bien faire gonfler le ventre — chose que je n’ai jamais faite auparavant.

Je ne m’attends pas à ce que cette « acceptation » de mon ventre tel qu’il est produise des résultats faramineux. Je sais bien qu’il faudra plus, beaucoup plus que cela pour redresser la situation. Mais je sais déjà, grâce à ce que ma respiration m’a appris, que mon corps est aussi fait de trop de mauvaises habitudes profondément ancrées, depuis l’enfance sans doute, et que, si je ne fais rien, l’état général ne pourra faire qu’empirer. Or ce n’est pas vraiment envisageable à l’heure qu’il est.

J.W. me dit qu’elle a pas mal de patients qui ont été ainsi victimes d’un dérèglement brutal vers la trentaine, que, du jour au lendemain, l’équilibre qui faisait leur vie jusqu’alors s’est brusquement défait. Quand je le dis, comme ça, ça n’a l’air de rien. Mais c’est une catastrophe — et pas seulement sur le plan psychologique. Il ne s’agit pas de prendre pitié. Il s’agit simplement de comprendre. Et d’être prévenu. Si on ne l’est pas encore. Bien sûr, cela n’arrive pas à tout le monde, pas à cette amplitude-là, sans doute — mais on ne sait jamais. Dans mon cas, je n’aurais jamais cru, en tout cas. Bien sûr, rétrospectivement, je vois bien maintenant tous les signes avant-coureurs. Mais ce n’étaient que des signes — et ils n’indiquaient en rien l’ampleur du désastre à venir.

Oh, je sais, tout est subjectif, l’ampleur, l’ampleur, comment ça se mesure, ne suffit-il pas de se dire qu’elle n’est pas si importante pour qu’elle le devienne moins, Monsieur ? Oui, et il suffit de se dire que le pain pousse sur des arbres pour pouvoir en faire la récolte. Le fait que ce ne soit ni les gènes ni l’environnement qui expliquent, au fond, la maladie, que ce soit une « combinaison des deux » qui ne veut plus rien dire, que ce soit, en fait, la façon dont le génome s’est développé, avec tous les accidents de parcours, des plus évidents au plus infimes, dans l’environnement « intérieur » aussi bien que dans l’environnement extérieur, que le battement d’aile d’un simple papillon en Chine ait pu produire non seulement une tornade en Floride, mais aussi le déplacement de quelques micromètres d’une protéine dans une cellule quelque part dans mon corps et entraîner ainsi une cascade de phénomènes incontrôlés dont les effets visibles ont fini par se manifester quinze ans après — ce fait est absolument vertigineux, me fait peur.

Non, il ne me fait pas peur, il m’amène à me poser des questions. Le hasard. Une volonté. Oui. Ou non. Si ni oui ni non, pourquoi. Comment. Quand.

Comment je peux être au bord de l’agonie le matin et relativement gai l’après-midi.

Comment je peux mettre fin au tourbillon.

Il y a urgence et j’ai toute la vie devant moi.

Vous lisez et vous comprenez que vous ne comprenez pas comment vous pouvez comprendre.

C’est pourquoi il faut que mes pensées arrêtent de s’éparpiller. Il faut que mon corps se révèle. Sous son vrai jour. Entier. Come together.

Z - Days 136 to 145

© 2001 Pierre Igot

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