Z - DAYS 128 TO 135


L’urgence a changé de camp. Je ne peux plus me permettre d’être aussi prudent. Il faut que je me mette de nouveau à faire des gestes que je n’osais plus faire, à me pencher sans y penser, à danser. La joie viendra plus tard.

Qu’est-ce qui m’y oblige ? La simple ambition que j’ai de vivre. Tout vient de moi et tout y retourne. Vivre, c’est donner vie. Je n’ai pas le choix. Si je choisis de vivre, je choisis de faire participer tout mon être à l’aventure. Je ne « ménage » pas telles ou telles parties qui semblent réticentes. Parce qu’elles ne le sont pas vraiment. C’est moi qui les imagine comme telles. Or, si je choisis de vivre, je choisis aussi de les faire vivre — et non vivoter en attendant quelque miracle ou révélation.

C’est le même message qui me dit de faire attention et de prendre des risques. Il ne se contredit pas. Sa logique est tout simplement vivante. Il n’y a aucun choix vital que je puisse faire à partir d’une logique morte. Cela reviendrait à avoir un accident en Italie et à parler latin aux ambulanciers.

Reste le tas, la somme immense des habitudes, des « motifs » que j’ai creusés, à force, dans le granit du temps qui passe. Il ne s’agit sans doute pas de tenter de les effacer, mais simplement (même si ce n’est pas simple) d’essayer d’autres parcours, de contourner ces vieux motifs. Mais, pour cela, il faut les voir — ou du moins avoir une idée de leur dessin, de leur endroit. C’est dans ce domaine que j’ai encore besoin d’aide, je crois bien. Et la recherche de cette aide elle-même fait partie de ces nouveaux parcours à essayer. C’est ce qui rend le tout problématique.

Ceci dit, présenter les choses comme cela, ce n’est qu’une échappatoire, un recours à la logique morte. La recherche de nouveaux parcours à essayer est un nouveau parcours à essayer. Big frigging deal. Il est peut-être temps que j’arrête de me bloquer sur l’histoire de la poule et de l’œuf.

J’ai de la nausée. Bon. On n’en meurt pas. J’ai des bouffées de chaleur. Bon. On n’en meurt pas. J’ai mal à la tête. Bon. On n’en meurt pas. J’ai affreusement mal au dos, au milieu. Bon. On n’en meurt pas. Qu’est-ce qu’on fait, alors ? Attendre que ça passe ne suffit plus. Ça fait partie de ces motifs un peu trop ancrés. Faire comme si tout cela n’existait pas, cela reste hors de question. Mais il y a des positions intermédiaires, des nuances, des approches plus « réelles » de la chose, de la somme de ces choses.

Il y a d’abord tous les gestes que je suis encore capable de faire. Puis, il y a tous ceux que j’ai bêtement pris l’habitude d’avoir peur de faire, alors qu’il n’y a aucune raison vivante qu’ils aggravent la situation. Et, si jamais ils devaient avoir un tel effet, il y aurait sans doute des signes avant-coureurs, des avertissements. Ce midi, j’ai bien nagé et, comme j’étais un peu en avance par rapport à l’habitude, je suis resté à traîner dans la partie profonde du bassin. J’ai pris quelques grandes respirations et j’ai essayé de plonger jusqu’au fond de la piscine. À mi-chemin environ, j’ai commencé à avoir très mal aux oreilles, à cause de la pression. Bon. Je ne sais pas pourquoi cela me fait mal aux oreilles alors que, il n’y a pas si longtemps, j’étais parfaitement capable de plonger jusqu’au fond et de remonter plusieurs fois sans difficulté. Mais peu importe. Je n’ai pas paniqué, j’ai simplement interrompu la descente et je suis lentement remonté à la surface. Ça a continué à faire un peu mal pendant quelque temps, mais c’est tout. Je n’en ai pas fait un plat, ni sur le coup ni par après. Je suis sorti, je suis allé prendre ma douche et me laver les cheveux, j’ai remballé mes affaires, je suis sorti sous la neige pour me rendre à la voiture et rentrer. J’ai senti un mal de ventre me venir pendant le trajet du retour, une sorte de « fébrilité gastrique », mais je ne m’en suis pas soucié outre mesure. Au contraire, je me suis fait une réflexion fort intéressante sur le nombre étonnant de battements, de « pulsations » périodiques diverses qui faisaient partie de mon environnement alors que je rentrais à la maison : le va-et-vient des essuie-glaces, le tempo du dernier mouvement du K466 de Mozart qui passait à la radio, le rythme de ma respiration que j’essayais, comme toujours les derniers temps, de ramener à un cycle de cinq respirations par minute, en comptant mentalement des secondes approximatives (cinq pour inspirer, sept pour expirer), les battements de mon cœur, qui coïncidaient ou ne coïncidaient pas avec ces secondes approximatives, je ne sais trop, je n’arrivais pas vraiment à les percevoir avec assez de netteté dans tout ce brouhaha, mais je les « sentais » quand même, comme on les sent dès qu’on se met à y penser — et puis, bien sûr, les vibrations du moteur en cinquième vitesse à 90 km/h, c’est-à-dire environ 2500 tours par minute, et puis aussi les vibrations du volant et donc de mes mains sur le volant, en raison d’un petit défaut d’alignement depuis que nous avons fait installer les pneus d’hiver — et puis j’en oublie sans doute encore, les hectomètres qui défilaient sur le compteur, les minutes (exactes, celles-là) qui passaient sur l’horloge électronique, la rotation du ventilateur qui m’envoyait de l’air chaud sur le visage, mes battements de paupière, ma digestion, la terre qui tourne, les saisons — tant de cycles à l’intérieur et tout autour de moi, de quoi s’affoler, ou du moins se tendre, inévitablement, inconsciemment, de peur que l’un de ces cycles s’interrompe tout d’un coup par accident.

La musique joue là-dedans un rôle particulier, régulateur, « enchanteur ». Il me suffit vraiment de pas grand-chose pour que tout ce que j’ai de disponible en moi se donne à la musique, s’y accorde, c’est presque un miracle, en fait, et Paul a raison, lui avec qui je partage désormais mes initiales, il faut que je m’accroche à ces miracles, ces « leçons d’optimisme » qui me sont encore offertes gratuitement par le monde, je me prive trop souvent de musique, j’ai peur qu’elle soit trop forte, qu’elle me fasse mal aux oreilles, m’étourdisse, me fasse me sentir mal, ça remonte à mon adolescence, à une époque où j’écoutais la musique au walkman un peu trop fort, et puis aussi où je me nettoyais les oreilles au coton-tige avec un peu d’emportement parfois, un beau jour, je suis allé un peu trop loin, ça a fait mal, sur le coup, mais sans plus, je ne m’en suis pas soucié outre mesure, et puis, le lendemain matin, quand je me suis réveillé, il y avait une tache de sang sur mon oreiller, ça m’a marqué, évidemment, surtout que je n’ai pas fait le lien tout de suite avec le coton-tige, je suis allé bien vite chez le médecin et je ne sais plus trop quand, mais j’ai fini par faire le rapprochement, dans la salle d’attente peut-être, en tout cas le médecin n’a pu que confirmer et me rassurer, je n’avais rien endommagé de grave, d’ailleurs ça ne saignait déjà plus, mais quand même, depuis ce jour-là, quand la musique est trop forte, au casque ou au sortir des hauts-parleurs, je me crispe et je commence à me sentir mal, même que j’ai eu un peu peur lors du seul concert de P. auquel j’aie jamais assisté, à P***, en 1993, je n’avais pas l’habitude de ce genre de concert, grande salle, énormes hauts-parleurs et basses infernales, j’ai un peu paniqué, mais ça s’est finalement bien passé, mais c’est une bonne question, est-ce que cette peur que j’ai de la musique trop forte ne serait pas une petite phobie, par hasard, tiens, tiens, maintenant que j’y pense, à ajouter à la liste, ça, bien sûr, il ne faut pas exagérer, mais il est fort possible que la raison pour laquelle je commence à me sentir mal, parfois, quand la musique est trop forte, c’est que cette phobie qui a commencé après cet incident dérègle ma respiration, non, ça se tient, sans blague.

Il n’empêche que j’ai du mal à écouter de la musique sans m’y donner tout entier — et ça, c’est une bonne chose, une « qualité » que je peux, que je devrais, qu’il faut que j’exploite.

Parce que, soyons honnête, malgré tout ce que j’ai écrit ci-dessus, ça ne va pas encore très fort, dans l’ensemble, not out of the woods yet, pas sortis de l’auberge, mais qu’est-ce qu’elle a de mal, la forêt, l’auberge, d’abord, hein, je vous demande.

Première neige, première grosse neige hier soir, ce matin, j’ai dû m’y reprendre à dix fois pour débloquer la voiture avec les grappins pour pouvoir aller chercher le journal, j’étais en nage, mais ça m’a fait du bien, parce que j’étais seul, à me battre un peu idiotement contre les éléments, c’était cocasse, j’arrêtais pas de creuser un trou dans la boue sous les vingt centimètres de neige avec mes pneus qui refusaient de prendre, c’était sur la propriété du voisin, qui nous a offert l’an dernier de garer notre voiture chez lui lors des grosses tempêtes pour pouvoir plus facilement sortir, comme il est plus près de la route, mais il est arrivé au moment même où j’ai réussi à me dégager, je suis sorti m’excuser au sujet des trous, il a dit, il a insisté : « worry pouonne sur ça icitte, worry pouonne », bon, si vous le dites, je suis parti chercher mon journal, en nage sous mes couches de vêtements chauds, mais c’était bien, parce que le mal de dos qui m’avait réveillé trop tôt ce matin était à peu près parti, j’étais presque dans un état « normal », et je suis rentré, je me suis lavé et changé, et je me suis senti bien, même si ce n’était que pendant quelques dizaines de minutes, il faut s’accrocher à ça, dirait l’autre, tout est possible.

Car maintenant j’ai de nouveau la tête embrumée, ça n’a pas duré, évidemment, mais c’est pas grave, j’en ai vu d’autres, il fait beau et calme, de quoi se plaint-on.

Z - Days 124 to 127 Z - Days 136 to 145

© 2000 Pierre Igot

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