Z - DAYS 98 & 99


Trois façons d'aborder le vide :

je peux
peut-être
il est trop tard

Les histoires d'obligation extérieure (« il faut ») ne comptent pas. Quand on se dit « il faut que j'aille mieux », qu'est-ce qu'on exprime d'autre que de l'impuissance ? Certainement pas de l'espoir. L'espoir (re)vient avec les signes. Et les signes ne viennent pas. Si j'avais de l'orgueil, si j'avais l'énergie de défier ce qui m'échappe, j'exigerais une révélation. En l'état actuel, j'en suis réduit à calculer sa (très faible) probabilité comme un joueur à la loterie trop lucide.

On comprendra alors que je poursuive — tant bien que mal — mes efforts pour obtenir une aide extérieure concrète, objective. Je ne crois pas plus à la pureté ni à l'applicabilité de la science que ceux qui la dénigrent, mais je n'ignore pas non plus ce qu'elle a pu accomplir. Alors, oui, sans doute, quelque part, j'ai encore l'espoir qu'elle recèle quelque chose dans un coin tordu qui s'applique véritablement et efficacement à mon « cas ». C'est peut-être une illusion que j'entretiens vainement et qui empêche le reste de mon « système » d'essayer de repartir de l'avant au lieu de continuer à s'enfoncer ainsi petit à petit. Peut-être qu'il faudra, un jour prochain, que je fasse définitivement le deuil de ce dernier espoir « scientifique ». Mais ce sera difficile, très difficile, parce que cela reviendra à demander à ma pauvre petite cervelle et au système nerveux qu'elle ne contrôle que malgré moi de changer brutalement de mode de fonctionnement, d'essayer de croire en sa propre capacité de « gérer la douleur ». Ce sera difficile et cela m'inquiète déjà. Mais je n'aurai pas d'autre choix. (L'autre choix n'en est pas un.)

« Ce n'est que de la douleur. »

Est-il vraiment possible d'arriver à se dire une chose pareille — alors qu'on est en train de subir cette douleur dans toute sa violence ? Cela dépend encore beaucoup trop, dans mon cas, du type de douleur. Je suis capable de laisser un jet d'eau trop chaud brûler ma peau pendant assez longtemps — sans doute parce que j'ai entièrement confiance en les capacités de régénération de mon corps sur ce plan-là. Inversement, je n'ai pas du tout confiance en la capacité qu'aurait mon corps de faire enfin diminuer cette horrible douleur dorsale et abdominale au fil du temps. (Le peu que je sais des problèmes dit « auto-immunitaires » n'est d'ailleurs pas pour me rassurer sur ce point.) Je ne vois rien qui indique que ce soit ne serait-ce que probable. Je sais que, si cela doit arriver, ce sera forcément à l'aide d'une thérapie « externe », très probablement médicamenteuse. Et qu'on a encore du chemin à parcourir avant d'en arriver là. Et ce chemin, ce temps, cette exigence de patience me découragent.

Je préférerais donc de loin une sorte de « révélation ». Je crois que c'est compréhensible. Cela doit être pour cela que je me suis enfin mis à lire cette biographie de Proust pourtant assez mauvaise, semble-t-il (Jean-Yves Tadié), qui traînait à mon chevet depuis des lustres.

...............

Ce n'est pas du feu
Cela sort intact
J'ai vu l'eau rentrer dans la source
Cela n'y ressemble pas

Je n'ai plus d'étui à fendre
Le hasard de bris envolé me coupe
On me reproche de saigner vert

Je ne trouve plus d'ordre
Plus de façons d'accepter l'erreur
Les chemins du refus se ferment
Comme la dernière image imaginable

Je n'ai plus que des mains qui touchent
Des bras qui m'enlacent
Des larmes qui se mêlent aux miennes
Un désarroi qui me détruit parce que c'est le mien

Je n'ai plus de rythme ni de sons pour dire
Je ne pense plus que par fragments paniques
L'« usine » en haut continue à produire
Mais le temps libre m'est au mieux indifférent

Les traits vont encore par quatre
Mais bientôt je serai nu
À compter les pilules du flacon renversé
À pousser mon chariot de scènes

C'est au tour du jeu de me vendre
À celui des produits d'agir
Si quelqu'un osait enfin payer

...........

Les techniciens fort subtils du principal hôpital de la province ont réussi à confondre « porphyrins » et « phosphorins » sur l'ordonnance pourtant pré-imprimée du dernier gastro-entérologue à ne pas s'intéresser à moi et la grosse bouteille de vingt-quatre heures d'urine remplie consciencieusement et trimbalée à grands frais d'une côte à l'autre de ce coin de paradis a donc été aussi utile qu'un « bug report » envoyé à Microsoft via Internet.

Il faut que je recommence. Ce n'est fort heureusement pas pénible, mais quand même. D'autre part, mon médecin de famille vient de découvrir qu'on m'avait déjà fait passer ce test en 1995 (et qu'il s'était avéré négatif, bien entendu), de sorte que l'enjeu aujourd'hui est bien moindre. Elle me dit de le repasser quand même, au cas où (et oui, avec des techniciens pareils, il peut fort bien y avoir des « cas où »), mais il y a de bonnes chances pour qu'il soit à nouveau négatif.

Je vais enfin me faire scanner la colonne vertébrale par IRM la semaine prochaine. Je ne sais pas combien de malheureux patients sans « relations » ont vu leur propre rendez-vous repoussé d'une heure ou combien de malheureux techniciens vont être contraints de travailler à l'heure de la pause, mais je m'en fous un peu. Ça fait cinq ans que j'attends que ça bouge, quand même.

En attendant, les jours se suivent et se ressemblent trop, avec des moments difficiles, très difficiles parfois, comme hier, juste avant midi, quand je me suis de nouveau soudain senti tout à fait malade, dans le dos, dans le ventre et que j'ai à peine réussi à parler à C. au téléphone. Le repas que je me suis forcé à avaler a fait un peu passer les choses, assez pour que je « tienne le coup » jusqu'à la fin de l'après-midi. Mais on se demande quand même si les calmants ont tant d'effet que ça — ou surtout si ce sont vraiment des calmants qu'il me faut à l'heure actuelle. Il y aura un changement de médicaments dans les semaines qui viennent, en tout cas, c'est certain.

C. dit qu'elle ne peut pas s'empêcher de se mettre à pleurer dès qu'elle commence à parler de moi à ses collègues ou à ses supérieurs et je la crois volontiers, d'autant que, hier, c'est sous mes yeux, dans mes bras qu'elle a craqué, à cause justement de cette conversation téléphonique presque impossible à midi, et puis de tout le reste, du temps que ça dure, de l'énorme gâchis de bonheur que ça représente, de l'absurdité, de la solitude, de l'incompréhension. On a donc passé la soirée à se réconforter l'un l'autre, même si on en avait à peine chacun la force.

Le départ pour la clinique privée à Boston se précise. C'est comme ça. Ne me demandez pas de me sentir coupable d'avoir une belle-soeur qui a les moyens.

Z - Days 95 to 97 Z - Days 100 & 101

© 2000 Pierre Igot

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