Z - DAYS 65 TO 67


Rien à faire. Je crois qu'il y a une petite amélioration et paf ! Je retombe. Tout simplement trop mal. On ne peut pas avoir la colonne vertébrale en feu et prétendre qu'il ne se passe rien. En tout cas moi je n'y arrive pas. On peut s'amuser à prendre toutes sortes de pilules plus dangereuses les unes que les autres et voir ce qui se passe, mais je crois bien que je suis un peu trop lâche pour cela. On m'a trop parlé des épaves que certaines personnes sont devenues.

Alors voilà. Mal et rien à faire. De l'impuissance considérée comme un des arts laids. Je ne sais plus penser à autre chose. Je ne sais plus croire que penser à autre chose pourrait me faire me sentir mieux. Je ne sais plus me laisser convaincre. Je veux que mon corps me prouve physiquement qu'il va mieux. Pour le moment, il refuse. Et je tourne en rond.

Dr M. n'a pas appelé jeudi soir, comme de juste. Il n'y a sans doute qu'à laisser tomber.

Le M semble aider mon intestin à ralentir un peu dans son délire, mais ça ne change pas grand-chose au reste des symptômes.

Je ne suis plus vraiment anxieux. Je suis complètement découragé. Je n'ai plus peur du pire. J'ai l'impression d'y être. Je me réveille, j'ai mal et je n'ai pas envie d'essayer une nouvelle fois de vivre la journée qui se présente. Je n'ai plus vraiment d'espoir. Espoir que demain se passe mieux qu'aujourd'hui. Espoir que la semaine prochaine soit meilleure que celle-ci. Espoir que le mois prochain, j'aurai le sourire aux lèvres, je boirai un petit whisky, j'aurai envie de faire l'amour (et pas juste des érections accidentelles) et je pourrai écouter de la musique à fond sans que cela me donne la nausée.

Où sont passés les progrès ? Où sont passés ces petits signes qui semblaient indiquer que les choses allaient s'améliorer, qu'il fallait juste encore un peu de patience ? Qu'est-ce que j'ai fait pour qu'ils disparaissent ?

J'ai assez bien nagé vendredi à midi, et puis le mal de dos est revenu en force dès le début de l'après-midi. J'ai essayé de tenir jusqu'à 16 h, ma mère m'a téléphoné, on a parlé longuement de tout cela, le physique, le mental, j'ai eu l'impression que ça faisait un peu de bien d'en parler, j'ai pris deux paracétamols, on est sortis pour aller manger chez S. qui nous avait invités, on est arrivés à 18 h, elle nous a servi un verre de vin rouge, j'ai essayé quelques petites gorgées, tout de suite j'ai senti que ça allait mal se passer, que ça allait coincer, le mal de dos a fait le tour, j'ai commencé à essayer de manger, ça n'est pas bien descendu du tout, ça faisait un petit bout de temps, mine de rien, que je ne m'étais pas senti aussi mal en mangeant, enfin, une semaine, en fait, mais c'était déjà pas mal, mais non, il fallait que ça recommence, j'ai continué à avaler de petites bouchées bien mâchées, j'avais l'air pitoyable, je voyais bien S. qui se désolait de la chose, C. qui essayait de faire comme si de rien n'était, et M., l'ami de S., qui évitait soigneusement de laisser traîner son regard dans ma direction, même quand la conversation portait sur moi, sur mon état. Assez horrible de se retrouver ainsi « de l'autre côté » de la barrière, du côté des malades, de ceux qu'on évite du regard parce qu'on ne sait pas quoi dire ni faire.

C. a fini mon vin. Il faut bien que quelqu'un s'amuse un peu dans ce couple. Le petit peu de nourriture dans mon estomac a quand même stabilisé un peu les choses, j'ai commencé à redresser un peu la tête, à essayer de participer à la conversation, j'ai même pris du dessert et c'est mieux passé — et puis N., le jeune fils de S., voulait jouer au Monopoly, et j'ai dit oui, sans vraiment réfléchir, en me foutant un peu, à vrai dire, de l'état dans lequel j'étais. Sa mère a protesté en disant que je ne me sentais pas bien, qu'il ne fallait pas me forcer. J'ai insisté, en disant que ça pouvait aller.

Ça devait faire 15 ans que je n'avais plus touché à ce jeu. Je n'avais jamais vu la version nord-américaine. Mais c'est vite venu. Et puis je me suis laissé prendre. À cinq joueurs et avec un peu d'humour facile, c'était assez amusant. J'ai foncé, je me suis acheté plein de rues, je me suis mis à construire, je voyais bien que les autres étaient un peu surpris de me voir tout d'un coup comme requinqué, mais ça m'est venu tout seul, comme ça. Oh, je ne me sentais pas particulièrement bien, n'exagérons rien, j'avais l'impression d'avoir le visage en feu, j'avais des gaz que j'essayais de retenir, mais bon, je tenais le coup.

La partie a duré presque trois heures, jusqu'à 11 h. J'ai fini par gagner, seul contre N. L'idéal, quoi, puisque c'était lui qui voulait jouer, après tout, et puis parce qu'il voulait sans doute finir contre un adversaire coriace — au lieu de sa mère qui lui dit d'habitude, en plein milieu de la partie : « OK, Nick, time for bed! »

On est rentrés après la fin de la partie et je me suis couché avec d'horribles crampes dans l'intestin. J'ai dormi comme un loir. J'ai mangé un croissant riche en beurre au petit-déjeuner. J'ai fait un peu de ménage. Je suis sorti chercher le journal et faire quelques courses. On a mangé tranquillement à midi. Et puis c'est revenu. C'était resté en sourdine toute la matinée, juste en dessous du seuil, de la limite au-delà de laquelle le découragement refait brutalement surface, à un niveau où je peux encore essayer de prétendre que les choses vont et vont aller. Et puis c'est remonté. Abominable douleur dans le dos, de nouveau. J'ai traîné pendant une bonne partie de l'après-midi d'une pièce à l'autre, sans savoir quoi faire, tandis que C. cachait les clous dans les planches de la nouvelle pièce avec de la pâte couleur bois. Lorsque le soleil a refait son apparition, je suis allé m'asseoir à la terrasse et j'ai essayé de lire. Je me suis endormi un peu, ce qui m'arrive très rarement. Je me suis réveillé avec un mal légèrement moindre. Assez pour pouvoir essayer de finir la soirée plus ou moins en douceur. Mais pas assez pour se sentir soulagé, pour retrouver l'espoir que ça aille mieux. Juste en dessous du seuil.

Même topo aujourd'hui. Mal au réveil, découragement, qui passent un peu avec le petit-déjeuner et les pilules, et puis qui reviennent. Cette fois en fin de matinée, avant même le repas de midi. J'ai fait des poireaux vinaigrette et des oeufs mimosa pendant que C. vernissait. La tête me tournait. Trop mal. C'est trop con. J'en ai marre.

J'ai commencé à essayer d'exprimer tout ça en anglais aussi. Je ne sais pas si écrire aide vraiment. Mais au moins ça me donne des quarts d'heure, des demi-heures parfois où j'arrive me concentrer davantage sur l'expression de la douleur et du désespoir que sur la douleur et le désespoir eux-mêmes. Tout juste. Parce que, évidemment, c'est un peu difficile de ne penser qu'à l'expression et de ne pas penser à ce qu'on est en train d'essayer d'exprimer.

Ça va prendre une forme sûrement différente de ce que ça donne en français. Mais là encore, je n'ai pas d'idée préconçue, je vais laisser couler, si ça sort, tant qu'à faire. Faut juste que je trouve une place pour ça sur le site. J'aimerais bien tout restructurer, peut-être, mais je n'en ai pas l'énergie.

C. et moi, on commence à parler de plus en plus sérieusement d'accepter l'offre de la soeur de C. de payer un voyage aux États-Unis dans une clinique privée où ils ne donnent pas de rendez-vous pour dans huit mois. On n'a pas encore pris de décision, mais on en a tellement marre.

Hier matin, j'ai chié, et les selles étaient encore trop molles, et puis je me suis senti un peu mal, avec de la douleur, la tête qui tournait, etc. C. était à côté et m'a demandé si c'était de la diarrhée. J'ai dit oui, non, enfin, que c'était pas encore ça. Elle m'a dit qu'elle avait le sentiment que je dramatisais un peu, alors que ça s'améliorait quand même. Elle est partie boucher les trous des clous dans la véranda. Je suis allé la voir plusieurs fois pendant la matinée. J'ai eu l'impression qu'elle me faisait un peu la gueule, qu'elle était fâchée contre moi. Au bout de la troisième fois, je lui ai demandé ce qu'il y avait, si elle était fâchée. Elle m'a répondu que non. J'ai insisté, en disant que son ton, ses réponses brèves trahissaient une certaine colère. Elle m'a dit qu'elle avait trouvé que je dramatisais un peu trop, que ça s'améliorait quand même du côté des selles, etc. Là, c'est moi qui me suis un peu fâché, parce que j'ai soudain eu l'impression qu'elle perdait patience avec moi, qu'elle commençait à penser que les choses s'amélioreraient peut-être si elle essayait de me contredire de façon un peu plus franche sur certains points. Je suis parti faire à manger, sans dire mot. Elle est venue une demi-heure plus tard. Elle m'a demandé si j'étais fâché. J'ai dit non, de façon aussi convaincante qu'elle une demi-heure plus tôt. Et puis je lui ai dit que j'avais l'impression qu'elle perdait patience, qu'elle commençait à en avoir marre de ce mari malade, et que je ne savais plus quoi penser. Elle m'a pris dans ses bras, a enfoncé sa tête contre ma poitrine, dans mon cou et s'est mise à pleurer à chaudes larmes. J'ai eu moi aussi envie de pleurer, mais ça n'est pas sorti. J'ai essayé de remplir le rôle du consolateur, je l'ai laissée pleurer, je l'ai caressée doucement dans le dos en disant : « Ça va, ça va aller. » Réflexe bête, mais je ne me sentais pas la force de faire quoi que ce soit d'autre. Ça a duré plusieurs longues minutes. Ses larmes se calmaient un peu et puis reprenaient de plus belle, sans doute dès que ses pensées, après s'être dispersées un peu sous l'effet des larmes, revenaient sur la situation.

Ça a fini par se tarir, elle s'est mouchée, on s'est assis et on a mangé.

Mais on en a marre.

Z - Days 62 to 64 Z - Days 68 & 69

© 2000 Pierre Igot

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