Z - DAYS 54 & 55


Décidément, on ne sait plus trop quoi penser. La journée d'hier a de nouveau été assaisonnée d'une cascade interminable de merde. Toujours aucun autre symptôme notable : pas de fièvre, pas de sang visible dans les selles, pas plus de douleur que d'habitude (difficile à battre). Je me suis même senti un peu soulagé hier après-midi après la dernière montagne de merde de la journée, pendant une petite heure, avant de recommencer à essayer d'introduire quelque chose dans mon estomac.

Qu'on le veuille ou non (c'est-à-dire qu'on soit psychologiquement fort ou faible), avoir une digestion qui déconne comme ça sans raison, ça secoue, ça donne le tournis, ça épuise, ça angoisse. C'était férié, hier, mais notre charpentier était là alors je suis allé l'aider en milieu d'après-midi. Mais j'étais constamment pris de crampes violentes au bas-ventre, d'envies d'aller chier (j'y suis allé quatre fois au total) et je me jouais évidemment la comédie de celui qui est capable de fonctionner « normalement » malgré tout. Mouais. Je pourrais aussi jouer le « vrai » malade et passer ma journée allongé, au lit, à lire et à me mettre la main au front pour voir si j'ai de la fièvre. Ce ne serait pas plus vraisemblable. En l'occurrence, je m'assieds à mon bureau, j'essaye de travailler, de faire quelque chose et j'arrive à « oublier » un peu, pendant une demi-heure, une heure parfois, puis ça revient, je me relève pour bouger un peu, j'attends que ça passe, j'essaye de manger, parfois ça va mieux après, parfois ça va moins bien, et puis la journée passe, lentement, sur un fond d'angoisse et d'impatience, impatience que ça finisse, qu'on sorte enfin du cycle, mais jusqu'à présent on n'en sort pas, et plus on n'en sort pas, plus l'impatience devient absurde, vaine, plus elle va à l'encontre du but recherché, parce qu'elle donne de faux espoirs, qui entraînent des déceptions qui s'accumulent, qui, à leur tour, rendent le découragement plus constant, plus permanent, plus indélébile.

Cela ne m'a évidemment pas aidé à me préparer pour la journée d'aujourd'hui, qui heureusement ne s'est pas trop mal passée (jusqu'à présent). J'étais angoissé au réveil, évidemment, je lui suis toujours depuis pas mal de temps et ce n'était pas aujourd'hui que cela allait s'améliorer, il y avait un assez gros vent dehors, mais le ciel était clair, ça aide un peu, on a pris le petit-déjeuner et parlé un moment de cette angoisse, de toutes les pensées qui me traversent l'esprit, toutes les hypothèses, toutes les peurs, toutes ces impressions d'être coincé dans une situation impossible à résoudre. Et puis C. est partie au travail, vers 9 h et le charpentier est arrivé vers 9 h 30. Je ne me suis pas senti particulièrement anxieux ce matin. C'était une matinée où, contrairement à celle d'hier, par exemple, j'avais l'impression que le calmant marchait, faisait son effet.

C. a téléphoné vers 11 h pour dire qu'elle aurait sans doute fini plus tôt que prévu, vers midi, et qu'elle allait pouvoir rentrer manger avec nous. Ce que nous avons fait ensemble et, là encore, c'est assez bien passé. Puis C. est repartie vers 15 h et ça allait encore assez bien, mais une demi-heure plus tard j'ai de nouveau été pris d'une envie soudaine et je me suis de nouveau précipité aux toilettes pour chier des tonnes de diarrhée — enfin, tout ce que je peux avoir dans l'intestin, je suppose. Et puis paf, le cycle a repris. J'ai commencé à sentir la douleur et l'angoisse revenir ensemble, progressivement. Elles sont toujours là (il est 17 h). Ce n'est pas la panique, ce n'est pas une crise, je n'ai ni affreusement peur ni affreusement mal, mais je ne suis pas calme dans ma tête, je ne suis pas détendu, je ne suis pas serein, j'ai mal, dans le ventre, dans le dos, et aussi un peu peur, de ce mal, de tout, de nouveau. Je sens mon coeur battre un peu trop fort. J'ai un peu mal à la tête. Ça gargouille dans le ventre et il y a comme des éboulis de temps à autre, qui me donnent des bouffées de chaleur, un peu le tournis.

Oh, je sais bien, ce n'est rien de grave, sans aucun doute, les symptômes habituels de l'irritation intestinale, mais, pour une raison qui m'échappe, ils s'accompagnent de cette « irritation mentale », cette impression que quelque chose a de nouveau raclé mes neurones et mis des choses à vif, rétabli la vulnérabilité psychologique que j'étais à peu près parvenu à étouffer ce matin. Et ça va de pair avec le mal de dos. J'ai le sentiment que, si je n'avais pas mal au dos en même temps que j'ai mal au ventre, j'arriverais à mieux le supporter, l'« accepter » psychologiquement, comme je pouvais le faire à l'époque où je ne souffrais que de symptômes purement digestifs. Et puis, il y a ce côté gauche, au bas des côtes, où le dos et le ventre se confondent, où je ne sais pas si ce qui me fait mal, ce sont des muscles, des articulations, l'estomac, l'intestin ou autre chose. Et pourtant il n'y a rien. On ne trouve rien. C'est évidemment décourageant.

Cela fait maintenant huit semaines que je prends du Z. D'après Dr C., cela peut prendre jusqu'à huit semaines avant que ça ait vraiment de l'effet — et j'ai tendance à le croire plus que Dr A. Mais les huit semaines sont là. Je veux bien patienter encore un peu. Je reconnais que le Z a déjà de l'effet, que, même quand j'ai des crises, elles ne sont pas aussi violentes qu'elles pouvaient l'être il y a quelques semaines. Mais quand même. À 200 mg par jour, j'espérais (et j'espère toujours) mieux. Je ne veux pas dépendre de ce calmant.

On a regardé Crumb avant-hier soir, ce film-documentaire de 1994 sur le « cartoonist » américain Crumb et sa famille. Évidemment, dans mon état actuel, je n'ai pas pu m'empêcher d'être tout particulièrement frappé par le cas de son frère Charles, l'aîné, vivant en reclus chez sa mère, drogué aux antidépresseurs et aux calmants. Il était de toute évidence une loque et, à la fin du film, le réalisateur a mentionné qu'il s'était suicidé un an après le tournage. Je ne suis pas « identifié » à lui, non. Il avait une cinquantaine d'années, il ne foutait rien, se lavait à peine, était clairement classé comme étant un « cas » psychiatrique aux tendances homicides et suicidaires. (L'autre frère n'était pas piqué des hannetons non plus, avec ses crises d'épilepsie et sa planche à clous sur laquelle il faisait le fakir quotidiennement.) Mais il n'était pas bête et avait, dans le film, une conversation plus ou moins « normale » avec son frère dessinateur. (Il avait d'ailleurs lui-même été dessinateur avec son frère avant de sombrer dans une sorte de logorrhée délirante, comme en attestaient ses cahiers.) Ce qui m'a gêné, c'est le fait qu'il ne paraissait pas particulièrement « asocial » vis-à-vis de ses proches, qu'il riait, plaisantait avec eux. J'aurais voulu qu'il ait l'air vraiment taré, quoi. En l'état, il y avait une partie de moi qui ne pouvait pas s'empêcher de se demander : « Qu'est-ce qu'il y a de si différent entre lui et moi ? Il prend des antidépresseurs, je prends des antidépresseurs. Il prend des calmants, je prends des calmants. » Il est vrai que l'analogie s'arrête là. Mais quand même. Ça m'a gêné et me gêne encore, maintenant qu'il est 17 h 30, que le charpentier est parti, que C. n'est pas encore rentrée et que, du coup, sans que je puisse rien faire, mon anxiété est montée d'un cran.

Non, on n'est vraiment pas encore sortis de l'auberge.

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© 2000 Pierre Igot

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