Suivez le vide


Je lis les premières pages de Love In A Dead Language de Lee Siegel. Il y est question des sastras, ces traités à valeur normative de la civilisation indienne qui, paraît-il, reposent sur l’idée que cataloguer, classer, taxonomiser les différents éléments d’un domaine quelconque, c’est le connaître et le comprendre.

Je m’interromps dans ma lecture. Je pense à quelque chose. Je pense aussi au fait que je pense à cette chose. Et je me dis qu’il vaudrait la peine d’en parler, que, après tout, cela ne peut contribuer à rendre les choses moins floues (au pire).

Cette chose, c’est ma nature, ma personnalité de lecteur. Cela fait longtemps, déjà, me semble-t-il, que j’ai perdu la faculté (si l’on peut dire) de me laisser prendre, de m’« identifier » — je crois bien que c’est de cela qu’il s’agit — suffisamment à ce que je lis pour que cela puisse facilement laisser dans mon esprit des marques durables. Ces sastras, par exemple, pourraient frapper mon imagination, me donner des idées, m’inspirer, en raison, entre autres, de leur valeur symbolique d’un mode de connaissance « objectif ». Je pourrais, autrement dit, jouer le jeu de l’auteur, là, tout de suite, après deux ou trois pages (et, dans ce cas-ci, c’est bien d’un jeu qu’il semble s’agir).

Mais, ici comme ailleurs, comme toujours, je résiste, ça ne prend pas, mon imagination ne s’active pas, il est d’ailleurs possible qu’elle n’existe tout simplement pas, je lis ces pages, cette évocation des sastras et ça n’évoque en moi aucune image, ne suscite aucune association d’idées — à moins de compter ces quelques paragraphes de réflexion bâtarde —, aucun véritable intérêt. Je lis mécaniquement — selon un mécanisme complexe qui déjoue systématiquement tous les « pièges » les plus immédiats de cette interaction avec le livre (à part la manipulation matérielle à laquelle j’accepte volontiers — pour l’instant — de me livrer).

Or cette façon de ne pas arriver à lire me paraît symptomatique. Je ne vais pas prétendre être un cas d’espèce, mais, quand même, ça se tient : la mort de Dieu, la fin de l’Art, le repli virtuel, le recul physique, le retrait des choses naturelles, le réchauffement organisé des soupes toxiques et des étangs sales, ça se tient très bien, avec moi l’illecteur planté debout là-dedans jusqu’aux couilles, alors on y va, on prend ce qu’il y a, les idées sont sévèrement rationnées, ces temps-ci, ce n’est pas tous les jours qu’on sort deux pages à peu près claires, en guise d’introduction, venez au monde, au vrai, pas au mien, pas au sien, à celui où les bourgeons cassent et les branches claquent, suivez le vide.


© 2001 Pierre Igot

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