La chambre noire


Je ne peux que haïr ces vagues qui reviennent régulièrement engloutir tout mon être, qui reviennent ainsi me rappeler combien la situation est, sinon désespérée, du moins prête à le redevenir au moindre concours de circonstances (hormonales, digestives, que sais-je encore — je ne sais pas, justement). Elle le redevient, donc, régulièrement, et le fait que je m’y trouve, que je me perçoive comme y étant plongé, ne soulage, n’allège rien. Je me traîne alors, en désespoir de cause, jusqu’à la petite pilule blanche du jour même.

Je ne peux que comprendre les réactions de ceux qui trouvent l’existence d’un tel être intolérable, surtout quand il parle, en plus, qu’il écrit, qu’il ose s’exprimer et donc venir, d’une certaine manière, rivaliser de sa prose avec celle des êtres plus sains qui s’expriment aussi. Il ne prétend pas rivaliser, il pense sincèrement qu’il y a de la place pour tous ceux qui ont de la structure, mais il empiète, malgré tout, forcément, sur leur territoire, puisqu’il utilise la même langue, prétend aborder des questions qui semblent communes, s’adresse au même auditoire (en très gros). Or ce qu’il en fait, de cette langue, de ces questions, de cet auditoire, ne facilite la tâche de personne, ne serait-ce que du fait même du temps que son existence verbale fait qu’on lui consacre.

Moi aussi, à une époque, je haïssais ces êtres soi-disant « malades », qui prenaient de la place, qui exigeaient, semblait-il, qu’on les prenne en compte, qu’on ajoute des catégories, des clauses, des dispositions qui reconnaissent l’existence de leur condition, alors même que cette existence ne s’appuyait — qu’elle ne s’appuie, d’ailleurs, toujours — sur rien de tangible, de scientifiquement observé.

Aujourd’hui, j’en suis — et je suis bien obligé de dire que les efforts faits pour nous prendre en compte ne sont pas superflus, ont un sens, même s’il semble aller à l’encontre des bonnes bases sur lesquelles une claire dichotomie entre gens sains et gens malades pourrait se fonder, même s’il semble miner tout le travail fait au fil des siècles pour distinguer le vrai de l’inintelligible faux.

Je les hais donc, ces vagues qui m’engloutissent de façon imprévisible et incontrôlable, et cette haine même est gage de la valeur de ma survie. Aucune haine « extérieure » pour ma personne ou pour la condition qu’elle représente ne pourra jamais ébranler la masse de haine sous laquelle j’enfouis moi-même les efforts que font ses épisodes cauchemardesques pour devenir affreusement « normaux ».

Je me hais, je hais cela en moi plus que quiconque pourra jamais haïr ce qu’il croit être moi — et cette haine, tout en m’épuisant, me donne la force de continuer, non pas à « combattre », car on ne combat d’entité diffuse, évanescente, polymorphe, omniprésente que si l’on se prend pour le maître de sa propre identité, mais à haïr, à aimer, à ressentir, à exprimer, à dessiner malgré tout, dans les airs, des silhouettes de choses qui n’ont pas encore de nom.

J’ai tenu un peu plus longtemps qu’hier, je tiendrai un peu moins longtemps demain, rien dans tout cela ne me rassure, mais la force de continuer à faire de petits pas dans ce qui semble être un sens est bien là, à se rassurer toute seule, sans sa source, sans savoir ce qui la menace et sans pour autant avoir tort.

La vague qui m’a pris ce matin était « inattendue », particulièrement méchante, j’en étais abasourdi, ce qui ne m’aide en rien à essayer de m’en sortir, j’étais plutôt de nouveau sur le point d’abandonner, de me laisser tenter par le recours à la « crise » en bonne et due forme, la pilule a tenu lieu, elle a fait effet, elle fera sans doute de nouveau effet la prochaine fois, il n’empêche, il est des niveaux de douleur, avec leur texture propre, les organes qu’ils font intervenir, qui ne méritent pas qu’on se contente de les décrire.

J’aimerais me défendre, mais je ne défends que la mélodie en moi qui me détruit (pas à petit feu, pas progressivement, en tout cas il ne semble pas, pour le moment, mais à petits coups de poignard qui sont parfois relativement superficiels, parfois plus profonds et d’une brutalité plus sauvage, et qui exigent, à chaque fois, un lent processus de guérison de ces plaies qui ne saignent pas).

J’aimerais pouvoir reconstruire, lentement, pas à pas, brique après brique, des choses qui tiennent, un état irréversiblement meilleur (à court et à moyen terme, du moins), mais je n’y arrive pas, cela semble impossible, même si je me laisse régulièrement avoir, si je me fais régulièrement illusion. Répit, rechute, répit, méchante rechute, toujours aussi brutale, toujours aussi inacceptable, résistant toujours à toute habitude autre que la sienne.

Je serais un cas ? Possible. J’attends les preuves. En attendant, je ne peux que m’efforcer d’accumuler les traces, tant de mes sécrétions accidentelles et nauséabondes que des moments moins tangibles et plus aériens de paix relative et de sérénité chèrement payée.

J’exulte quand tout s’impose.

Je tâtonne, je prends mes marques, mais elle se volatilisent au moindre signe de recomposition de la chambre noire.


© 2001 Pierre Igot

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