C - DAYS 13, 14 & 15


J'ai peur d'écrire. J'ai peur qu'écrire sur tout ceci de cette façon ne me rende au fond encore plus susceptible de céder aux flambées d'angoisse et de panique qui ont repris leur assaut cette semaine alors qu'elles ne m'avaient plus vraiment affecté depuis des années. Il n'y en a eu que deux pour le moment, mais, comme le dit l'autre docteur (généraliste) que je suis allé voir ce matin suite aux recommandations de mon docteur habituel, parce qu'il est censé s'être « spécialisé » dans ce domaine du psychosomatique, je suis maintenant dans une phase où c'est surtout la peur de la prochaine crise, l'appréhension qui conditionne mon comportement, mes pensées.

Il me recommande de doubler la dose de C... À 20 mg, c'est bon pour les dépressifs, mais il faut 40 mg pour les écorchés comme moi, semble-t-il. C'est déjà lui qui avait senti le caractère désastreux de ma situation gastrique il y a deux mois et avait doublé la dose d'anti-acide prescrite par un autre médecin. Je n'ai pas l'air, comme ça, mais il me faut des remèdes de cheval, et on dirait qu'il sent bien ça. Ça me semble aussi concorder avec certaines choses que j'ai lues sur les tests cliniques effectués antérieurement à l'approbation du médicament en Amérique du Nord, alors je veux bien le croire. J'ai commencé tout de suite ce midi, en reprenant une autre pilule de 20 mg. Pour l'instant, journée calme.

Entre temps, j'ai aussi triplé à nouveau la dose de R. J'en ai pas vraiment envie, ça fait de moi, en un mot, un drogué, mais ça semble être la seule solution en attendant que le C se mette (enfin) à marcher. « Patience », me dit-il, au milieu de son discours mélange systématique d'anglais et de français. Dès qu'il sent que son français (pourtant pas mauvais dans la conversation ordinaire) risque d'être insuffisant à cause du caractère technique de ce qu'il va essayer de dire, il passe à l'anglais. Ça ne me dérange pas particulièrement, mais c'est une distraction.

Je ne peux pas dépendre de la présence des autres de façon aussi puérile dès que j'ai la moindre sensation (non fondée, bien sûr) d'« état d'urgence ».

J'écris « je ne peux pas » et l'écrire n'a aucun impact. Je sais que si demain ça me reprend, je vais redevenir l'être qui a paniqué il y a si peu de temps, je vais redevenir l'épave que, au moment où je vous parle, je prétends ne pas être et que je ne suis peut-être pas d'ailleurs, en temps normal, mais comment voulez-vous que je sache.

J'ai peur qu'écrire sur tout ceci de cette façon ne me rende encore plus proche de ce que je devrais chercher à fuir à tout prix. Objectivement, je n'ai paniqué ni avant-hier ni hier. J'ai même fait des choses, j'ai travaillé, j'ai conduit, je suis même resté seul pendant d'assez longues périodes sans véritable impact, j'ai même regardé un film assez long hier soir (Carrington , 2 h 30) sans que l'angoisse parvienne vraiment à revenir m'empêcher de me laisser faire par le film. (C'est ça, le cinéma, de nos jours, non ? Au mieux, on se laisse faire...) Aujourd'hui encore, je suis donc sorti aller voir ce médecin, j'ai fait un aller-retour à Y*** avec C., fait des courses, dénoncé l'état déplorable de l'étalage des légumes du supermarché au jeune cadre dynamique beau gosse aux tempes grisonnantes très sûr de lui et manifestement gérant du magasin qui se trouvait justement dans l'allée voisine, tenté sans succès d'aider une vieille femme à trouver le prix de ce petit paquet en emballage plastique de quatre tomates américaines universellement fades et sans doute déjà à moitié pourries, mais qui avaient le mérite pour elle d'être toutes de la même taille, contrairement à ces monstruosités élevées en serre dans lesquelles j'avais moi-même pioché sans vergogne. Bref, j'ai bien rempli mon rôle de citoyen vaguement rebelle qui s'attaque à l'industrialisation du marché alimentaire en choisissant soigneusement les tomates qui ne sont pas tombées par terre et en remettant les autres sur la pile pour le client suivant, ça arrive forcément, vous savez, quand on les empile en tas incliné sans véritable rebord au bas de la pile pour retenir les éboulements, y en a qui tombent, et la plupart des gens les ramassent et les remettent sur la pile avant d'en choisir d'autres, il faudra quand même un jour que quelqu'un comprenne ça (ou plutôt prenne des mesures, parce qu'ils savent déjà très bien), des fois il me prend l'envie de lancer un site genre www.grassroots.com mais à mon échelle et pour défendre mes intérêts à moi surtout bien sûr, il me semble que j'aurais quelques idées utiles quand même ah mais il me faudrait des sponsors, j'oublie toujours, libre expression du moment qu'on trouve quelqu'un pour payer le prix, bref, à la caisse.

Tout ça pour dire que j'ai quand même peur, en dépit de tous ces signes tangibles d'une amélioration, parce que, par exemple, hier, je suis allé me promener, seul, au bord de mer, oh, tout doucement, vous savez, il n'était pas question de forcer, d'ailleurs il menaçait de pleuvoir et il y avait un peu de vent froid, pas les conditions idéales, je m'étais promis de faire demi-tour immédiatement si ça n'allait pas, et puis j'ai marché, un peu, un peu plus, en essayant de penser à autre chose, je ne sais pas, moi, quand viendra vraiment l'été, pourquoi il fait encore froid, qu'est-ce que tu me veux toi, à t'arrêter au bord de la route et à baisser ta fenêtre, la maison de R.M., c'est où ?, mais je crois bien que c'est la prochaine à droite, j'ai une mémoire visuelle assez bonne, il me semble avoir vu ce nom quelque part sur la clôture, et oui, c'est bien ça, j'y suis moi-même maintenant, content que vous ayez trouvé — mais non, le mal de dos est là, il recommence, oh non, putain de merde, pourquoi, ça vient tout doucement, une petite pointe à l'arrière sous les côtes à gauche, à un endroit où il n'est pas censé y avoir d'organe ni même d'articulation, d'ailleurs, donc c'est une douleur qui cache son origine, n'empêche qu'elle grandit, qu'elle enfle, que c'est maintenant clairement une douleur dans la colonne vertébrale, pourtant on ne peut pas dire que je m'amuse à courir le long de la côte en sautillant et en faisant des quarts de tour du torse à droite et à gauche juste histoire de mettre sa souplesse à l'épreuve, bon dieu, je marche, je ne fais que marcher, et sans forcer encore, je mets juste un pied devant l'autre en essayant de me tenir droit, mais non, il faut qu'elle revienne, et maintenant je sais, je peux faire demi-tour, elle va rester, elle va m'embêter pour le restant de la soirée, avec un peu de malchance elle va même empirer et m'empêcher de dormir en faisant tourner mon corps autour de l'axe de la douleur dans la colonne comme si j'étais ivre — ou alors me réveiller trop tôt demain matin avec un tel poids de douleur au bas du dos (ça voyage) que je serai obligé de me redresser dans le lit, de ramasser le deuxième oreiller qui traîne à terre et de le glisser derrière le premier pour former une espèce de siège, de trône, Louis XIV au réveil, Votre Altesse a-t-elle bien dormi ? oui, si l'on excepte les deux dernières heures et tout ce qui va suivre, qui ne sera pas du sommeil à proprement parler, mais qui en sera la conséquence révoltante, une demi-journée au moins pour que ça commence à s'atténuer et — peut-être — à se résorber, jusqu'à la prochaine crise, ou à la prochaine promenade au bord de mer, parce qu'il y en aura une autre, je ne vais quand même pas me laisser faire, c'est complètement idiot, une simple promenade, comment cela peut-il avoir un effet si désastreux, il y a quelque chose qui cloche quand même, ça tient pas debout, où on va.

En l'occurrence, j'ai essayé autre chose. Je me suis allongé après la promenade, j'ai parlé de tout ça pendant une demi-heure avec C., je ne sais plus trop de quelle façon on en a parlé, toujours est-il que j'ai réussi à me relever, à prendre une douche, à me laver les cheveux, à préparer le repas, à me caler dans le fauteuil sans avoir la sensation — contrairement aux fois précédentes — que le désastre annoncé allait se produire et effectivement il ne s'est pas produit, même qu'on a regardé un film, je vous dis, et que j'ai relativement bien dormi après. À quoi ça a tenu ? Je ne sais pas. À pas grand-chose, il me semble. Alors je vais réessayer aujourd'hui, même si le mal de dos menace déjà au moment où j'écris ceci, il faut essayer, réessayer, on n'a pas grand-chose à perdre, ceux qui peuvent comprendre comprennent déjà et ceux qui ne peuvent pas comprendre ne vont rien pouvoir y changer.

J'ai quand même peur. Un peu moins qu'il y a quelques paragraphes, mais j'ai encore peur. Écrire ne me vide pas de toutes ces pensées, au contraire. J'ai toujours été du genre à les ressasser avant et après les avoir écrites. Et il me semble que c'est un droit, un devoir même. En temps normal, dans d'autres circonstances, ça ferait partie d'un travail de « polissage », on en est bien loin ici, bien entendu, mais quand même, c'est en principe quelque chose de bien. Mais ici, on dirait que j'ai fini par polir ma peur, par la rendre si efficace qu'elle arrive maintenant à surgir à l'improviste dans toute sa violence, il va falloir que je trouve moyen de la resalir plus vite que ne peut le faire l'écoulement normal du temps, on va bien voir si les 40 mg vont servir à quelque chose.

C - Days 11 & 12 C - Days 16 & 17

© 2000 Pierre Igot

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