C - DAYS 6 & 7


Distrait hier jusqu'à l'oubli (je ne dirai pas exactement par quoi, c'est trop triste, disons simplement « en déplacement »). Enfin presque. Journée sans (au sens positif), à quelques petits accès près. Et c'est comme si ça m'avait remis sur la voie. Puisque, ce matin, après un réveil un peu difficile (comme d'habitude), c'est la sérénité, mine de rien. Qui vient avec sa propre dose d'oubli en sus. All 7 and we will watch them fall... C'est fort, quand même. Je devrais avoir le droit d'écouter et de me laisser prendre. Il n'y a rien qui devrait m'en empêcher. Même pas — surtout pas — ça. Ça qui avant-hier encore était une horreur et qui maintenant, pour le moment, n'est qu'un souvenir encore un peu trop récent. J'ai envie de me sentir bien comme c'est pas possible. Si seulement cette envie pouvait suffire. Seulement son effet n'évolue pas de façon exponentielle comme la douleur. C'est pas à pas, souvent avec pas mal de pas en arrière. Et aucun pas définitif. Pour le moment, encore, du moins.

Traversé, quand même, hier, pour la première fois depuis le début de cette nouvelle aventure, par la perspective de pouvoir bientôt mettre un terme à ce chapitre un peu cauchemardesque de mon existence. C'était de nouveau soudain une vraie possibilité, pas juste une idée à laquelle on s'impose de penser pour se rassurer, pour rassurer l'autre, du genre : « Ça va marcher. Il faut que ça marche. » Là, c'était plutôt : « Tiens, oui, il est possible que cela marche. Ce serait bien. » Et ça venait d'ailleurs. Pour ça que je dis « traversé ». Et c'est la première fois depuis un bout de temps.

Oh, ça a été très éphémère, ne nous leurrons pas, et il y a encore sans doute pas mal de chemin à faire. Mais j'aime l'idée que cette pensée qui m'a traversé serait un signe.

Du coup, aussi envie de réécouter « He's The Keeper » de P. Weller. Qui m'a tellement bien pris à la fin de la semaine dernière, avant la crise. Pas moyen de ne pas lui pardonner toutes ses fautes d'orthographe et de grammaire bien en évidence dans la pochette quand c'est sur ça que débouche tout le processus. J'aime bien toutes ces photos qui le montrent au travail. J'aime bien voir ainsi des fautes d'orthographe se transformer en joyau musical. Et ne plus penser du tout à mon ventre.

Une collègue qui ne m'a pas vu depuis février : « Tu as perdu du poids ?
— Oui.
— Beaucoup ? »

Sachant très bien que répondre en kilogrammes ne ferait que lui compliquer la tâche : « 15 livres.
— C'est volontaire ?
— Non, malade. »

S'en suit une discussion — avec deux ou trois témoins — sur le caractère non identifié (et indifférent pour les médecins) de la « maladie », sur le fait que ça ne se voit pas vraiment (à part la maigreur), que j'ai toujours « des couleurs », etc. J'en sors, parce que la réunion va commencer, en élevant un peu le ton et en plaisantant : « Ben non, je ne suis pas malade, tout va bien, allez, au travail ! » Sourires. Ils n'ont plus besoin de s'inquiéter pour moi. Le temps passe. La terre tourne. Au travail.

Ça se voit donc, quand même. Je ne sais pas trop à quoi. Visage un peu émacié, sans doute (malgré la barbe qui cache quand même beaucoup), puisque je porte toujours des vêtements plus ou moins flottants qui ne révèlent pas grand-chose. Je me souviens de mon hospitalisation en 1995 où j'avais carrément piqué une crise et engueulé l'infirmière qui n'en pouvait mais comme du poisson pourri parce que je venais de découvrir sur leur balance forcément juste que j'avais perdu au moins 10 kilos en l'espace de deux ou trois mois et que j'étais à un poids que je n'avais plus connu depuis mon adolescence. « How can you not believe me when I tell you that I am sick? » Évidemment, cette pauvre femme ne m'avait jamais vu avant et était tout à fait en droit de penser que c'était mon apparence physique normale que je lui présentais là. Mais j'étais tellement fâché contre cet imbécile de docteur qui avait enfin accepté de m'hospitaliser, avec toutes les réticences possibles et imaginables, qui ne manifestait absolument aucune compassion à mon égard en dépit de la souffrance bien réelle qui faisait partie de mon lot quotidien depuis plusieurs mois déjà (et qu'il connaissait très bien, puisqu'il m'avait déjà vu plusieurs fois aux urgences) et qui évidemment n'était pas là pour m'écouter, pour m'entendre rugir, alors il fallait bien un exutoire. En même temps, je savais bien que, en perdant ainsi la maîtrise de mes paroles, je ne faisais qu'enfoncer un peu plus dans l'esprit de tous ces gens qui allaient s'occuper de moi l'idée que j'étais simplement un cas « psychiatrique ».

J'évite un peu tout ça maintenant. Plus de grandes crises de rage, même si tout cela me fâche assez régulièrement — dès que je retrouve l'énergie nécessaire pour pouvoir me fâcher. Je ne sais pas trop quelle apparence donner aux gens qui me côtoient : être faible et maladif pour lequel on ne peut rien, être malade mais conscient de l'absurdité de sa condition, des conditions qui font que sa condition est absurde et qui en parle de façon éloquente, être absent, etc. Je ne sais pas trop. Il faut que je me prépare au rendez-vous du 28 juin. Il va falloir que je sois éloquent (en anglais, bien sûr). Que je convainque ce spécialiste qu'il doit faire quelque chose, m'apporte une certaine forme d'aide.

Vendredi. Sept jours. Sept pilules. Cela pourrait être le début des effets. Avec l'aide de la distraction d'hier. On va voir ce que donne ce week-end ensoleillé. Il y a des possibilités. Il faut que je travaille, mais pas trop.

Il faut aussi que j'arrête l'autre pilule. La mauvaise. Celle qui m'enfonce un tout petit peu plus à chaque fois que je la prends. Pas grand-chose, on en est encore à une petite fraction de milligramme. Ça ne devrait pas être difficile. Mais quand même. J'en ai encore et je continue à en prendre. J'en avais apporté en plus hier et je n'en ai pas eu besoin. Maintenant il faut que j'en aie encore moins besoin. Il faut que j'ose arrêter. Aucune peur n'est véritablement justifiée.

Facile à dire quand on est un peu serein.

C - Days 4 & 5 C - Day 8

© 2000 Pierre Igot

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